Un de nos correspondants revient d’une mission en Ouzbékistan. Il nous en rapporte le texte publié ci-dessous, nous demandant de ne le signer que de ses initiales afin de permettre de futures missions en Asie Centrale. Il n’est en effet pas sans critiquer certains aspects de la « gouvernance » locale. Merci à lui. La Vigie.
Sans grand surprise et à l’issue d’une campagne électorale sans relief, Shavkat Mirziyoyev, candidat du parti Libéral-Démocrate (Ozlidep), a été élu président de la République d’Ouzbékistan le 4 décembre 2016 avec 88,6% des suffrages exprimés et un taux de participation de 87,7% des quelques 21 millions d’électeurs ouzbèks. Ses « concurrents », représentant respectivement les partis XDP (Parti Démocratique du Peuple), Adolat (Justice) et Milliy Tiklanish (Renouveau National) se sont partagés les maigres miettes restantes. Les trois candidats à la présidentielle n’étaient présents que pour donner l’illusion du choix dans une élection courue d’avance : après avoir été « baptisé » en septembre 2016 à la suite du décès d’Islam Karimov, Shavkat Mirziyoyev a obtenu sa « confirmation » populaire le 4 décembre.
Populaire certes, mais pas trop – et les résultats le prouvent : le nouveau président ne devait impérativement pas dépasser le score « habituel » du premier président Islam Karimov, fixé autour de 90%. Il eût été en effet impensable que le nouveau venu puisse surpasser la popularité de l’ancien leader national et « père » de la nation. Quel que soit le résultat, en ces temps troubles pour l’Asie centrale, les électeurs ouzbèks ont opté pour la stabilité et la continuité.
Pour autant, il convient de souligner le caractère historique de l’élection présidentielle du 4 décembre. Nombre de citoyens ont même admis qu’ils « votaient librement » pour la première fois depuis l’indépendance nationale. Toutefois, les « vieilles méthodes » habituelles ont été encore une fois appliquées : contrôle social total des communautés locales traditionnelles (Mahalla) pour encourager les citoyens à se rendre aux urnes, campagne médiatique massive de sensibilisation électorale, utilisation d’organisations civiles contrôlées par le gouvernement (dont le mouvement de jeunesse Kamolot) dans un rôle d’éducation politique sur la nécessité d’aller voter, etc.
Il est possible de distinguer deux campagnes politiques distinctes et complémentaires en Ouzbékistan : celle des candidats, extrêmement limitée et pasteurisée, et celle ayant vocation à pousser les électeurs à voter – car se rendre aux urnes signifiait, nolens volens, voter pour Shavkat Mirziyoyev.
Malgré le réel engouement national pour les élections, le vote du 4 décembre a été entaché par de nombreux cas de fraude et de problèmes liés au non-respect de la procédure électorale : vote multiple et familial, signature identiques présentes sur les listes électorales, rajout de signatures et de « faux » électeurs, bourrage d’urnes, etc. Le rapport intérimaire de la Mission d’Observation Electorale de l’OSCE pointe d’ailleurs du doigt les « défaillances systémiques », vocabulaire particulièrement lourd de sens, des élections présidentielles.
La persistance de ce phénomène s’explique principalement par la confrontation entre un processus top-down et un processus bottom-up en matière de sociologie électorale. Top-down tout d’abord car les instructions gouvernementales, encadrées par la Commission Electorale Centrale (CEC), étaient claires : un certain pourcentage de résultat pour Mirziyoyev et un certain taux de participation étaient « attendus » au sein des 14 régions électorales et des 9 378 bureaux de votes à travers le territoire. Il en allait donc de la responsabilité personnelle des membres des bureaux de vote d’obtenir des scores « acceptables », non pas par excès de zèle mais par le poids du contrôle social.
Bottom-up enfin car les résultats obtenus par les bureaux de vote locaux ont été « ajustés » au niveau des régions électorales puis par la suite au niveau national par la CEC, ce afin d’obtenir les chiffres souhaités. Une fois de plus, l’Ouzbékistan a démontré sa capacité d’organiser une ingénierie de la fraude électorale systématique à relativement grande échelle – on peut considérer que la fraude représente environ 6 et 8% des résultats pour la participation, et par conséquent pour le score de Shavkat Mirziyoyev.
Elu pour 5 ans, Shavkat Mirziyoyev avait dès le mois d’octobre commencé à consolider son assise politique en plaçant ses fidèles à des postes clés. La formation du nouveau gouvernement devrait prolonger cette tendance.
Le nouveau président, certes connu de longue date du grand public mais relativement peu populaire, va pouvoir « justifier » sa présence à la tête de l’Etat, convaincre la population de son statut de leader et par conséquent asseoir son pouvoir contre les éventuelles résistances au changement au sein de l’administration et des élites. La stratégie retenue pour le moment par le président est celle d’une approche « positive » et ouverte : ouverture diplomatique avec les voisins centrasiatiques, appel aux réformes structurelles (notamment dans le monde des affaires et dans la justice), mise en place d’une ligne directe avec la population pour exprimer les mécontentements, etc. Seul l’avenir dira si cet embryon réformiste sera suivi d’effets sur le long terme.
Shavkat Mirziyoyev peut en tout cas compter sur le soutien direct des deux hommes de l’ombre qui gèrent, en triumvirat avec le nouveau président, le pouvoir ouzbèk : le tout-puissant chef du Comité de Sécurité Nationale (SNB) Rustam Inoyatov et Rustam Azimov, actuel ministre des Finances et premier vice-Premier ministre. A eux trois, ils se partagent le pouvoir en Ouzbékistan et assurent le maintien de l’équilibre clanique.
En l’espace de quelques semaines et sans « guerre de succession » – l’affaire avait été réglée depuis plusieurs années – l’Ouzbékistan est parvenu à organiser une transition politique aménagée. Un « modèle » à suivre pour l’espace post-soviétique ?
TD
Peu de place en effet dans ce schéma politique pour le « soft power européiste », je comprends la déception des envoyés en mission s’ils le sont pour le compte de l’UE ou de l’OTAN.
Devons-nous, lecteurs de la Vigie, véritablement en partager le regret?
Dans l’environnement contemporain et ses évolutions, conserver les grilles de lecture qui nous ont conduits à des erreurs magistrales de jugement n’est peut être pas la meilleure stratégie. Le pragmatisme et l’esprit constructif seraient plus adéquats qu’un éternel discours sur les mêmes critiques qui ne fait que faire apparaitre l’expert comme un donneur de leçons hors-sol. Ces leçons qu’il s’agirait d’abord de voir appliquer dans le propre pays ou communauté de l’auteur pour que ses critiques portent un jour en faisant exemple…Bien des peuples et des états maintenant rient de la situation paradoxale.
Pour garder un minimum de crédibilité, nous devons avec courage examiner les limites de nos discours préfabriqués qui entachent le sérieux de nos institutions.
Savoir tirer les leçons seraient un gage de sérieux bien à propos
Un temps arrive assez vite où nos « réussites ukrainiennes » dévoileront leurs ficelles et nos experts auront à rendre des comptes… La prudence voudrait qu’ils questionnent leur automatisme de vue le plus vite possible.
Au lieu d’adopter cette attitude pragmatique, préférer ne signer l’article qu’avec des initiales pour garder l’anonymat est certes le témoignage de ces premières craintes. C’est surtout une mauvaise réponse. L’absence de courage institutionnalisée aussi fait sourire et tomber dans ce piège qui rappelle les pires moments de notre histoire, ceux de la collaboration et de la honte de la France….par recherche d’intérêt et d’avantage individuel!
La Vigie gagnerait à prendre beaucoup de distance avec de telles pratiques : accuser sans signer parce que les temps changent et que l’impunité risque de ne plus être une certitude…est en soit un gros problème éthique.
Je vous remercie de considérer avec intérêt ces observations que je formule avec bienveillance. Importante est à mon sens l’image que nous donnons à l’étranger et la distance dans laquelle j’ai la chance de me trouver me fait mieux ressentir cette image et son évolution.
Je souhaite de bonnes fêtes à la Vigie, que de challenges pour elle pour décrypter toujours mieux les stratégies qui se jouent dans notre monde en tourbillons.